La répression globale qui a lieu aujourd'hui en Thaïlande sous la junte militaire est d'un comique absurde d'une façon qui défie toute mesure.
Un article de Robert Amsterdam
Lien:
http://www.foreignpolicyjournal.com/2014/08/19/the-thai-coup-and-the-threat-to-historical-memory/
Dans quel autre pays au monde peut-on être arrêté pour jouer l'hymne national français, pour lire George Orwell, ou pour faire le salut à trois doigts du film Hunger Games? La campagne de "bonheur" semblait supplier le ridicule, et puis quand le comédien britannique Jon Oliver a plaisanté [sur le système de la junte], il a lui aussi été menacé de prison si jamais il mettait un pied dans le pays.
De toute façon, après tout, la même junte tourne autour d'elle-même et demande aux gens de ne pas l'appeler "coup d'Etat" ou "dictature". S'il s'agissait d'un film hollywoodien, il serait tourné en dérision comme invraisemblable.
Mais sous ce tas de symbolisme, il y a un terrain plus dangereux, celui qui résonne à partir des derniers coups d'Etat en Thaïlande afin de contrôler la façon dont ces événements sont compris et interprétés par le public, et qui arrive à écrire l'histoire.
La dynamique du pouvoir unique de la Thaïlande, qui a présenté pas moins de 18 coups d'Etat, a été décrite comme une forme de "colonisation interne", selon laquelle les pouvoirs de l'État sont souvent saisis par les élites et rendus pratiquement illimités contre les droits des citoyens à chaque fois que l'établissement sent que sa survie est en jeu. Elle a conduit à une mentalité très irrégulière et à couper le souffle parmi beaucoup d'élites, qui voient les ruraux pauvres comme des sous-hommes: leurs droits en tant que citoyens dans une démocratie sont considérés comme des privilèges conditionnels et non pas des droits inaliénables en vertu de la loi.
Sous une telle distorsion, le contrôle de la narration nationale est primordial. Les élites sont ceux qui arrivent à définir ce que ces "valeurs thaïlandaises" sont, et, à partir de cette pensée de groupe normatif, organisent des coups d'Etat et renversent des gouvernements élus afin de défendre leurs intérêts.
En Thaïlande, la lutte séculaire entre les élites et la population majoritaire a été définie par ces mêmes contours entre militaires, élites, et Etat. Bien que [le peuple] ait voté pour éjecter les élites du pouvoir lors des six dernières élections, le but de coup d'Etat est une fois de plus, non seulement de rechercher le pouvoir, mais aussi de priver des millions de Thaïlandais du droit à exister en tant que partie de la narration nationale. À la suite de nombreuses atrocités, ce vide d'information est souvent désigné comme étant la mémoire historique.
Le thème de la mémoire historique a longtemps été un thème central pour de nombreux groupes de chemises rouges, et c'est une question d'importance vitale pour de nombreux pays qui ont connu la tragédie et la guerre civile. Mais c'est précisément, le cas comparatif du Guatemala qui a frappé mon attention pour sa ressemblance avec la Thaïlande en lisant ces derniers jours l'excellent livre "Paper Cadavers" de l'universitaire canadienne Kirsten Weld.
En surface, il y a très peu de choses qui relient la petite république d'Amérique centrale de 15 millions d'habitants au rouleau compresseur d'Asie du Sud-Est peuplé par 67 millions de gens, des sociétés, des économies et des systèmes politiques complètement différents. Mais ce que le Guatemala et la Thaïlande ont en commun est fascinant: une histoire commune de répétitif coups d'Etat militaires violents et une forte implication des États-Unis à la suite de la guerre froide, créant une distorsion persistante dans la culture politique ces deux nations.
De nombreux passages du livre de Weld sont tout à fait applicables à la Thaïlande d'aujourd'hui.
Dans le cadre de ses travaux de recherche examinant les archives secrètes de la dictature militaire du Guatemala, elle est tombée sur un ancien guérillero nommé Gustavo Meoño, qui pendant un temps a été directeur des archives.
Selon Weld:
"Les objectifs d'après-guerre de Meoño incluent la reprise de ce qu'il appelle "la mémoire démocratique", mettant l'accent sur l'histoire de la lutte politique, le sauvetage et la restauration de l'histoire de ceux qui avaient résisté à la dictature, même si leurs visions alternatives ont échoué ou ont été viciée après leurs exécutions. Sans la sauvegarde de cette "mémoire démocratique", Meoño pense que le Guatemala n'aurait jamais pu construire une identité nationale démocratique et, qu'à la place, il continuerait à criminaliser ceux qui ont combattu pour le droit de penser différemment, ce qui découragerait à l'avenir les jeunes de s'investir en politique et dans le leadership. "L'idée du droit à la mémoire, à la vérité et à la justice n'est pas une question de gauche ou de la droite," précise-t-il. "C'est une question de droits de l'homme fondamentaux, indépendamment de l'idéologie ou du militantisme politique."
Après avoir travaillé pendant des années au Guatemala dans le cas d'un conflit entre élites dirigeantes, je ferai observer que la Thaïlande et le Guatemala ont subi la malchance de tomber dans le calcul de la guerre froide de Washington au niveau de son penchant pour un changement de régime. Le processus de coups d'Etat militaires et les campagnes de propagande les accompagnants - directement ou indirectement soutenus par les Etats-Unis - ont aboutis à la légitimation morale de la prise du pouvoir par les militaires en tant que "gardiens" des "valeurs" du "peuple".
Un document déclassifié de la CIA de 1961 intitulé "Problèmes et perspectives de la sécurité de la Thaïlande" (Thailand’s Security Problems and Prospects), révèle l'appui résolu du gouvernement des États-Unis pour le brutal maréchal Sarit, qui a gouverné la Thaïlande de 1958 à 1963, car il le considérait comme un partenaire fiable contre le communisme, peu importe que ses tactiques consistaient à réprimer sa population. De même que dans le cas du Guatemala, ainsi que celui de l'Iran, la planification du jeu des coups d'Etat militaires a eu lieu à Langley.
Dans les deux cas, les mesures prises par le gouvernement des États-Unis ont aidé certains groupes de l'élite des deux pays à amasser un pouvoir énorme au prix de réformes démocratiques et sociales importantes. Il a créé un obstacle redoutable à la réconciliation et l'unité nationale après la guerre civile (dans le cas du Guatemala), ou coups d'Etat et des massacres en cours (en Thaïlande).
Pour en revenir au présent, le coup d'Etat du général Prayuth se situe parmi les plus ambitieux de l'histoire récente. La junte a publié un document bien préparé par les généraux appelant à une "constitution provisoire." En réalité, ce document n'est pas une constitution pour tous, mais semble être une compilation de décrets militaires qui consolident le pouvoir absolu légitime.
Contrairement aux nombreux coups d'Etat militaires précédents en Thaïlande, la fausse constitution de celui-ci est de remettre en place en Thaïlande un système pré-1932 qui supprimera à la population le statut de citoyens pour en faire à nouveau des sujets: il n'y aura pas d'élections, seulement des organismes nommés. Seuls ceux qui seront nommés par les militaires participeront à tous les niveaux de prise de décision, et même alors, leurs décisions devront être approuvées par la junte.
Les militaires se sont déjà donné la majorité des sièges à l'Assemblée législative nationale nouvellement créé, avec le reste des membres nommés provenant des parties les plus extrémistes de la société thaïlandaise. Ce pseudo-parlement est composé de près de 100% de membres du sexe masculin, avec seulement 12 femmes pour 200 sièges, offerts à des femmes comme Songsuda Yodmanee, la fille du maréchal Sarit, qui a ouvertement préconisé un retour aux méthodes barbares de son père.
C'est pourquoi je crois que nous devrions visualiser ce coup d'Etat actuel en Thaïlande avec beaucoup plus d'alarme, car il menace de procéder aux changements les plus radicaux en termes de droits, de citoyenneté et de société de l'histoire récente du pays, recherchant à remonter la montre en arrière jusqu'à l'âge des ténèbres de la féodalité où la majorité de la population perdra non seulement son droit de vote, mais aussi son droit à la vérité.